Esquisse d'une théorie esthétique générale
14/07/2025 | philosophie, marxisme, art
Thèse de Ache (superbe vidéo par ailleurs : https://www.youtube.com/watch?v=D5jdB6bNVcw ↗).
-> Grossièrement : la subversion d’un enjeu problématique quelconque (la guerre, la criminalité, la finance…) par le second degré, par l’ironie, ou plus simplement par un double sens, ne peuvent pas aboutir. Toute représentation de l’objet critiqué porte déjà le germe de sa ratification, de sa fascination pour un public qui ne comprendra pas le double sens. Truffaut disait qu’il n’existe aucun film sur la guerre qui soit réellement anti-guerre, puisque sa représentation est déjà quasiment une pornographie de la violence. L’art est donc la surface, pas la “profondeur”. Le fascisme “marche à la fascination”, càd qu’il saisit l’individu par l’esthétisation de la vie politique, qui la simplifie. Cette simplification finit par être désirable puisqu’à défaut de proposer un horizon d’espoir de changer la société, elle la rend au moins intelligible. Un art conséquemment antifasciste ou anticapitaliste ne doit donc pas montrer leurs errances en problématisant leur avènement / comportement / etc., mais en proposant véritablement autre chose qui, par ce simple geste, destitue la pertinence et la désirabilité de ces systèmes.
Critique
Il y a ici un certain écho benjaminien — esthétisation de la politique vs politisation de l’art, etc. — mais je ne suis pas sûre d’adhérer complètement à cette opposition. Je vais essayer de répondre de manière un peu développée, en articulant ma réflexion selon deux axes :
La fonction critique — ou potentiellement critique — de l’art en général, de la praxis esthétique.
La neutralisation, au moins partielle, de cette portée critique : apparition de modes d’esthétisation acritique.
1. La fonction critique de l’esthétisation en général
L’idée, c’est que faire violence (dans la représentation) au caractère familier d’une réalité — en la « déformant » — permet de percer à jour sa vérité fétichisée. Cela fonctionne particulièrement bien pour les rapports quotidiens et déshistoricisés — les rapports économiques, par exemple. Le monde de la familiarité quotidienne n’est pas un univers immédiatement connu et compris ; l’esthétiser, c’est une manière de l’arracher à cette familiarité.
Ce monde du pseudo-concret n’est pas uniquement matériel : il est aussi idéel. Parmi ses composantes idéelles, il y a notamment les a priori de nos jugements — un ensemble de prénotions, si l’on veut. C’est le monde naturel autant que social, mais saisi dans sa forme « idéalisée ». Toutes les formes idéelles dans lesquelles on appréhende le réel sont des produits sociaux, cristallisations d’une forme particulière d’activité. Ça correspond au « sens commun » qui, s’il est partagé par tous porte une empreinte de classe : celle de la classe dominante.
Prenons l’exemple de la guerre : pour nous, il s’agit d’un phénomène dont la perception est souvent lointaine, médiée, indirecte — du fait de la distance géographique ou historique. On partage une « idée » de la guerre, déterminée idéologiquement. Il existe une idéologie de la guerre qui universalise certains rapports particuliers à la réalité guerrière — en l’occurrence ceux de la classe dominante (à toute évidence la bourgeoisie - impérialiste a fortiori - n’entretient pas le même rapport à la guerre que les larges masses, puisqu’elle ne la mène pas directement. Grandes batailles, conception très “statistique etc). Représenter la guerre dans l’art, c’est aussi révéler cette distance : paradoxalement, on dévoile l’essence du phénomène — et l’on peut donc en faire la critique — en le représentant de manière non directement réaliste, c’est-à-dire en l’esthétisant.
Parce que le réalisme est toujours tributaire d’une forme donnée d’objectivité, le plus souvent acritique. Il est est acritique parce qu’il reconduit une forme d’objectivité déjà dominante, déjà idéologique.
Pour répondre à Truffaut : je connais un film anti-guerre. Come and See, qui traite de l’invasion nazie en Biélorussie, montre la terreur subie par les civils et l’expérience enfantine de l’horreur. Mais ce n’est pas une représentation réaliste au sens classique (documentaire, reconstitution historique rigoureuse, etc.) : c’est une guerre esthétisée — au sens fort, critique — déformée, cauchemardesque, subjectivée.
Le film altère la perception ordinaire de la guerre pour en désenchanter radicalement l’idée. Ce n’est pas la guerre comme affrontement entre armées, mais comme expérience hallucinatoire, quasi infra-humaine, de destruction pure (plans en très longue focale, sons distordus pour figurer la surdité post-déflagration, ralentis, contre-champs fixes sur des visages, etc.).
Ce n’est plus la guerre des récits héroïques, des grandes batailles, des cartes et des dates, mais un désastre anthropologique, vécu de l’intérieur. En détruisant l’idée de la guerre — celle que le spectateur croit connaître — le film produit un choc cognitif et affectif qui met à nu le phénomène, par le détour de l’esthétique. Ici, pas de catharsis : un traumatisme, qui interdit toute réconciliation.
La séparation de la sphère esthétique du reste des activités humaines répond à un besoin social spécifique : surmonter la praxis ordinaire, quotidienne — expérience acritique et ingénue de la vie — en la transformant en praxis esthétique, en mode esthétique d’appropriation de la réalité.
2. La neutralisation de cette fonction critique par l’industrie culturelle
La marchandisation de ce besoin, autrement dit la production de l’industrie culturelle, tend à neutraliser cette puissance critique.
À mon sens, la fonction critique de l’esthétique a, au moins partiellement, disparu. Il faudrait situer historiquement cette disparition — qui a peut-être eu lieu de manière différenciée selon les arts.
On peut distinguer deux cas :
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Les “fausses” esthétisations, typiquement fascisantes ou directement fascistes, qui rendent une réalité cool ou attrayante. Il y a bien création de formes, mais ces formes sont simplifiées, simplifiantes, pseudo-alternatives au sens commun.
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Les formes de consommation qui désamorcent le potentiel critique des œuvres. Je pense à l’univers du “divertissement”, par exemple. L’esthétique critique suppose un certain type de réception — distanciée, réflexive — que l’industrie culturelle tend à dissoudre dans une consommation passive.
C’est pour cela que je ne suis pas forcément d’accord avec la thèse opposant simplement l’esthétisation à la critique. Mettre à nu le réel, c’est déjà le critiquer. Il n’a pas besoin d’être « problématisé » : il est, en lui-même, déjà problématique. Il faut faire de la critique non pas une posture extérieure, mais un geste d’immanence. La tâche actuelle, à mon sens, ce n’est pas de renoncer à esthétiser, mais de le faire correctement.